J’aime imaginer l’architecte naval du navire de la première expédition de Jacques Cartier. Peut-être est-il un homme de l’embouchure de la Rance, si l’on ose croire que ce navire fut un produit local. Notre architecte n’a nul besoin de modélisations, de devis de masse ou d’études de stabilité. Mais il garde précieusement ce qui le rend indispensable à l’armateur : ses quelques outils précieux, dont son maître-gabarit, et sa mémoire. Armé de ces atouts, il est capable de poser sur cale la matrice originelle de sa carcasse : la quille, le maître-bau, quelques varangues, avant de juger et de finaliser, in situ et d’un œil avisé, la trajectoire des lisses, la jointure du bordé, la convergence de l’étrave.
Notre architecte ne ressent pas le besoin de coucher par écrit les étapes de cette séquence. Il transmettra son savoir technique et ses outils à son digne successeur, un parent sans doute, afin que ce dernier puisse perpétuer cette méthode traditionnelle si efficace.
Voilà l’un des premiers défis de l’Association Jacques Cartier 2034 : il est absolument illusoire d’attendre miraculeusement que tombent dans nos mains les plans détaillés du premier bateau de Jacques Cartier. Dans le même sens, les traités de construction navale comme œuvres véritablement scientifiques, didactiques et grand public, n’apparaîtront que bien après l’ère des Grandes découvertes.
Dans le champ artistique, si l’observation des œuvres picturales d’époque pourra nous être d’une aide certaine, celles-ci devront toujours faire l’objet d’un regard empreint de circonspection. Les expéditions de Jacques Cartier coïncident certes avec les premières peintures marines à part entière, mais on sait à quel point l’artiste du XVIème siècle peut artificiellement affiner une silhouette de coque, gonfler les proportions des voilures, magnifier par la démesure les châteaux et les mâts, et surcharger la coque d’armement et de sabords afin de satisfaire son désir – légitime – de beau. L’artiste du XVIème siècle n’a pas l’exigence d’observation et de restitution scientifique d’un Emile Zola.
La seule chose que l’on puisse raisonnablement regretter est que l’auteur des “Relations du premier voyage de Jacques Cartier” n’ait pas a minima mentionné le nom des deux navires de sa première expédition.
A ce stade de notre projet de construction du navire que nous avons appelé “Nouvelle Hermine”, nous savons dès lors qu’il nous faudra fonctionner par déductions, similitudes, extrapolations, hypothèses, comparaisons. C’est ce qui rend cette aventure passionnante et permettra d’enrichir encore, nous l’espérons, la connaissance et la compréhension du voyage de Jacques Cartier, des métiers de l’époque et de la construction navale au XVIème siècle.
Il convient de commencer par le commencement et ce premier indice délivré par les Relations (voir le numéro 30 du bulletin de l’ADFJCC sur ces Relations) :
« Partimes du havre et port de Saint- Malo avec lesdits deux navires du port d’environ soixante tonneaux chacun, équipés les deux de soixante-un hommes, le 20 avril de l’an 1534 »
Le tonneau est l’unité de capacité utilisée pour décrire le volume des navires, simplement du fait que l’avitaillement d’un navire avant un départ nécessitait une préparation impliquant de dresser une liste des tonneaux de nourriture, de vin, d’huile, etc. à approvisionner et à livrer sur le quai pour les embarquer sur le navire. D’où l’importance de bien juger le nombre de tonneaux à faire rentrer dans le bateau afin d’optimiser le chargement tout en maintenant les conditions d’une navigation performante ; sans quoi des dizaines de tonneaux inutiles seraient payés pour rester à quai.
Dans notre cas, la capacité du navire (soixante tonneaux) est bien la seule information incontestable que nous ayons sur ce navire. Cependant, le volume même du tonneau est difficile à évaluer !
En France, le volume exprimé en tonneaux a été fixé par une ordonnance de 1681 à 42 pieds cubes. Avec un pied valant 0,3248 mètre, le pied cube équivaut à 0,0342647 m3 : un tonneau en unité métrique correspond alors à une valeur de 1,4391 m3, arrondie à 1,44 m3. En nous fondant sur cette donnée, notre navire de 60 tonneaux jaugeait alors 86 m3.
Mais les incertitudes demeurent : la mesure telle que fixée en 1681 est-elle celle qui était utilisée en 1534 ? En outre, la capacité de 60 tonneaux décrite dans les Relations concerne-t-elle uniquement le volume sous pont du navire ou tenant compte des volumes dans les hauts ? Un tonneau rempli à Saint-Malo avait-il le même volume qu’un tonneau bordelais qui est l’étalon de l’ordonnance de 1681 ?
Au stade des hypothèses toujours, il est permis de supposer qu’un des deux navires de la première expédition aurait pu être un de ceux qui a accompagné « La Grande Hermine » lors des expéditions suivantes, car les écrits confirment cette fois que « La Petite Hermine » du deuxième voyage était aussi un navire de soixante tonneaux. Il est permis aussi de penser que les navires de la première expédition étaient des morutiers, au regard de l’importance que représentait cette activité dans le port de Saint-Malo, du rôle qu’a pu y jouer Jacques Cartier lui-même, et des circonstances de l’organisation du premier voyage.
Une certitude cependant : si les dénominations des navires varient à cette époque entre caravelle, caraque, ou galion, sans que l’usage soit forcément fixé et la justification très claire, force est de constater qu’entre la fin du Moyen-Âge et le début du XVIIème siècle, la construction navale n’a donné lieu qu’à peu de nouveautés. Les bateaux du XVIème siècle semblent donc marqués par une certaine uniformité qui apparaît à la simple comparaison entre un navire tel que la “Nao Victoria” de Magellan, qui ouvre ce siècle de navigation, et le “Golden Hind” de Francis Drake, qui le clôt.
Ainsi la “Nouvelle Hermine” possèdera les propriétés classiques des navires de l’époque : la silhouette ronde, une étrave en “V”, le château arrière, probablement la barre franche en lieu et place de la barre à roue, une voile latine sur pont pour le mât d’artimon.
Reste à identifier, que ce soit dans l’origine du bois ou des voiles, dans les particularismes locaux de nos charpentiers, dans les usages de nos marins et capitaines, ou encore dans les capacités propres que l’on attendait de ce bateau au regard de ses fonctions, ce qui nous permettra de lui donner sa silhouette propre et son aspect.